Peut être que cela ne vous a pas échappé, depuis deux ans, on ne parle que de neutralité carbone. Les villes, les organisations, les entreprises, tout le monde s’y met ! Si cette volonté semble partir d’une bonne intention, celle de se mettre au diapason des Accords de Paris, on commence à s’interroger quand on voit la variété des organisations qui se sont engagées à devenir neutres en carbone. A l’international, vous y retrouverez des entreprises avec des activités très polluantes ou gourmandes en énergie, telles que Shell, Amazon ou Microsoft. Les grandes entreprises françaises ne sont pas en reste. Aujourd’hui, 60 % des entreprises du CAC 40 ont d’ors et déjà annoncé devenir neutres en carbone d’ici 2050, comme le prévoient les Accords de Paris, ou même avant, dès 2025 pour certaines ! D’autres vont encore plus loin et annoncent qu’elles proposent déjà des produits neutres en carbone. C’est le cas du pétrolier Oxy qui annonçait en février dernier avoir livré son premier supertanker de pétrole neutre en carbone. Vraiment, du pétrole neutre en carbone ?? Prenons aussi l’exemple de Général Motors qui vous propose un hummer de 5 tonnes, soit le poids de trois Renaud Espace, mais qui serait complètement neutre en carbone… Citons encore le groupe Lafarge qui commercialise un béton “neutre en carbone”.
Face à cette débauche d’annonces plus incroyables les unes que les autres, mon bullshittomètre commençait à clignoter rouge. Je ne suis visiblement pas la seule car la très sérieuse ADEME s’est senti obligée de publier le mois dernier un point de vue pour recadrer le sujet. Alors, parler de “neutralité carbone” quand on est une organisation, greenwashing ou vraie démarche écologique ?
Reposons la base. Qu’est ce que la neutralité carbone ?
Afin de répondre à cette question, l’ADEME a publié le mois dernier un avis “La Neutralité Carbone”. Globalement, que dit-il ?
Tout d’abord, atteindre un niveau de neutralité en carbone se définit de la manière suivante. Il s’agit, sur une plage de temps donné, d’émettre autant de gaz à effet de serre (GES) que ce que les puits de carbone peuvent en absorber. Les puits de carbone qui existent aujourd’hui sont des puits de carbone naturels : les forêts, les océans… Dans un état de neutralité carbone, la concentration en GES dans l’atmosphère reste donc stable, elle n’augmente ni ne diminue pas. Ensuite, l’ADEME reprécise une notion simple mais pourtant fondamentale : la neutralité carbone n’a de sens qu’à l’échelle mondiale, planétaire. En effet, le changement climatique est un problème mondial et nous ne pourrons dire que nous avons atteint un état de neutralité carbone que le jour où à l’échelle mondiale, nous émettrons autant de GES que ce que les puits de carbone sont capables d’en absorber.
L’ADEME concède que l’objectif de neutralité carbone mondiale peut être décliné à des objectifs pays par pays mais pas en dessous. Son verdict est très clair : “les acteurs économiques, collectivités et citoyens qui s’engagent pour la neutralité carbone, ne sont, ni ne peuvent devenir, ou se revendiquer neutres en carbone, ce qui n’a pas de sens à leur échelle.”
Allons plus loin…
Pourquoi une organisation ou une entreprise ne peut pas se revendiquer “neutre en carbone” ?
La principale difficulté pour une organisation qui voudrait sérieusement réduire son impact environnemental est tout d’abord de faire son bilan carbone. En effet, pour pouvoir dire qu’on va devenir neutre en carbone, encore faut-il savoir précisément quelles sont ses émissions de gaz à effet de serre (GES). De plus, il ne faut pas s’arrêter à ses émissions “directes” mais aussi penser à bien comptabiliser ses émissions “indirectes”. Là, les choses se compliquent !
Reprenons l’exemple du hummer de Général Motors. Quelles sont les émissions directes liées à la fabrication de ce véhicule ? C’est a priori la partie facile, il faut compter les émissions de GES des usines où sont fabriquées les voitures. Cependant, ces émissions ne représentent qu’une faible part des émissions totales. En effet, pour comptabiliser de manière juste les émissions réellement liées à ce hummer, il faut aussi comptabiliser toutes les émissions indirectes. Vous allez voir, la liste des émissions à prendre en compte est ici nettement plus longue ! En amont de la fabrication, il faut compter toutes les émissions liées à l’extraction et au transport de toutes les matières premières, ainsi que celles liées à la fabrication et au transport de toutes les pièces détachées. Ensuite, il faut estimer toutes les émissions des activités “connexes” à la fabrication : tous les sous-traitants, les déplacements professionnels des employés, mais aussi celles de l’entreprise de nettoyage des bâtiments… Enfin, n’oublions pas de comptabiliser les émissions liées à l’utilisation du véhicule, aux réparations nécessaires au cours de sa vie et bien sûr à sa fin de vie ou son recyclage ! Pour être parfaitement exhaustifs, nous devrions aussi compter une part d’émissions liées aux “services publics” consommés, telles que les émissions liées à la fabrication des routes sur lesquelles roulent les camions qui transportent les véhicules vers les magasins.
Vous avez le tourni ? C’est parce que faire un bilan carbone complet pour une organisation c’est une véritable usine à gaz… sans mauvais jeu de mot !
Pour une organisation, connaître de manière exhaustive son bilan carbone relève presque de l’impossible. C’est pourquoi de nombreuses entreprises et organisations se concentrent surtout sur la partie du bilan carbone liée à leurs émissions directes et celles liées à leur consommation directe d’énergie. Cela pose évidemment un gros problème car les émissions directes sont quasi systématiquement inférieures aux émissions indirectes. Se baser uniquement sur ses émissions directes pour calculer un objectif de neutralité carbone induit donc un énorme biais initial car on met d’entrée de jeu sous le tapis la majorité de son impact carbone !
Reprenons l’exemple du hummer de Général Motors et l’analyse réalisée par Jean Marc Jancovici sur sa “neutralité carbone”. Le constructeur annonce que la voiture est neutre en carbone car elle est équipée d’un moteur électrique. On se rend rapidement compte de la faiblesse de l’argument… Tout d’abord, aucune énergie n’est aujourd’hui neutre en carbone, même pas l’éolien ou le solaire ; ensuite c’est tout simplement ignorer l’impact carbone lié à la fabrication et à la fin de vie de la voiture et notamment les fameuses batteries électriques. Jean Marc Jancovici dans son analyse calcule que ce hummer émet en fait 500 g de CO2 au km, soit 5 fois plus que la moyenne des voitures aujourd’hui mises sur le marché en France.
D’autres entreprises présentent également un biais dans leur annonce de neutralité carbone en ne tenant principalement compte que de leurs émissions directes. C’est le cas d’Arcelor Mittal qui annonce devenir neutre en carbone grâce à la transformation de ses technologies de fabrication de l’acier, donc en se concentrant sur ses émissions directes.
Ce n’est malheureusement pas le seul problème lié aux annonces d’objectifs de neutralité carbone de différents acteurs publics ou privés, car…
Quand un problème peut en cacher un autre (plus gros !)
A ce stade de l’article, vous vous dites “Ok j’ai compris ce qui ne va pas. Toutes les organisations nous annoncent vouloir devenir neutres en carbone mais ne se basent pas forcément sur un bilan carbone complet. Du coup, ça biaise l’annonce !”
Attendez, ça devient plus compliqué. Penchons-nous maintenant sur quels sont les moyens mis en œuvre pour atteindre cette fameuse neutralité carbone. Le principe pour atteindre la neutralité carbone est en fait assez simple, car seulement deux options s’offrent à vous. Vous émettez des GES et décidez de les compenser, ou vous décidez de réduire vos émissions pour avoir moins besoin de les compenser. Voyez-vous arriver la solution de facilité séduisante ? Plutôt que de réduire ses émissions, c’est souvent cher et compliqué, ça serait tellement plus simple de payer pour les compenser ailleurs !
Rappelons que la compensation c’est l’absorption des GES par des puits de carbone, principalement : les végétaux terrestres ou marins, le phytoplancton et la dissolution du carbone dans les océans. Les puits de carbone artificiels sont pour le moment des technologies loin d’être matures ou disponibles à grande échelle. Le moins cher si vous voulez compenser vos émissions, ça reste encore de simplement planter des arbres.
Pourquoi penser qu’on peut “juste” compenser ses émissions est une vraie fausse bonne idée ?
Prenons l’exemple d’un secteur assez polluant mais qui ne renonce pourtant pas à se rêver neutre en carbone… le secteur de l’aérien. Parlons hors Covid si vous le voulez bien, toutes les projections actuelles nous prédisent de toutes façons que le secteur reprendra son rythme pré-Covid dès la crise passée.
La dernière fois que vous cherchiez un billet d’avion, peut-être avez vous déjà vu une nouvelle option apparaître vous proposant de compenser les émissions liées à votre vol ?
Ici sur le site de Ryanair :

La solution proposée paraît alléchante, pour une petite somme d’argent, je pourrais compenser l’impact de mon aller retour Paris – Rome. Comment ? Une des solutions proposées, nous la connaissons déjà… en plantant des arbres !
Cependant, si vous avez lu attentivement cet article, une première petite lumière rouge devrait s’allumer dans votre cerveau… Il ne s’agit QUE des émissions directes liées à votre vol, c’est-à-dire à la consommation de kérosène par l’avion. Cela ne représente donc pas du tout l’impact carbone réel de votre vol. Il faudrait alors prendre en considération les émissions indirectes comme celles liées à la fabrication et la maintenance de l’avion, à la construction et la gestion courante de l’aéroport… Je m’arrête là, vous avez compris le concept !
Partons tout de même de cette base biaisée pour voir où cela nous emmène. C’est décidé, ce vol nous allons le compenser en plantant des arbres. Voyons maintenant si cette solution proposée à l’échelle d’un vol est viable pour le reste du transport aérien.
A l’échelle mondiale, les émissions directes liées aux vols en avions représentaient 1,04 milliard de tonnes de CO2 en 2018. Selon une étude du MIT, planter une nouvelle forêt en milieu tempéré permettrait d’absorber 3 tonnes de CO2 par hectare et par an. Pour compenser l’ensemble des émissions directes de CO2 liées à l’aviation, il faudrait donc planter 346 millions d’hectares de forêt, soit 3,46 millions de kilomètres carrés. Cela équivaut à planter une méga forêt d’une superficie d’un peu plus de 5 fois celle de la France. Tout d’un coup, la solution de la compensation paraît moins faisable… Quand vous savez que les émissions directes liées à l’aviation ne représentent “que” 3,5% des causes du changement climatique, je vous laisse faire le calcul pour savoir la surface de forêt supplémentaire à planter pour compenser les 96,5% restants !
De nombreuses entreprises mettent cependant en avant la compensation comme un levier important de leur stratégie de neutralité carbone. C’est par exemple le cas de Lafarge qui repose sur un mécanisme de compensation pour son béton “neutre en carbone”. C’est aussi le cas du groupe Kering qui annonce vouloir compenser 2,4 millions de tonnes d’équivalent CO2 par an… en finançant des programmes de protection des forêts. Le moyen est pour le moins surprenant. Autant il est entendable de stocker du carbone en plantant de la forêt là ou il n’y en avait précédemment pas ; autant il est difficile de voir comment des forêts déjà existantes vont se mettre à stocker 2,4 millions de tonnes de CO2 en plus chaque année ! Mon point n’est pas de dire que la protection des forêts n’est pas un sujet important. Cependant, il s’agit là de protéger des puits de carbone déjà existants, qui ne devraient pas être comptabilisés comme de nouveaux puits de carbone.
En quelques mots…
Vous l’avez compris, atteindre la neutralité carbone à l’échelle mondiale ne se fera pas en compensant nos émissions mais bien en les réduisant drastiquement. C’est d’ailleurs un point crucial mais visiblement oublié des Accords de Paris qui prévoient que le principal levier pour atteindre la neutralité carbone en 2050 est la réduction drastique de nos émissions, de l’ordre de -85% par rapport à nos émissions actuelles. Les organisations et entreprises qui annoncent des objectifs de neutralité carbone avec comme principal levier la compensation font donc totalement fausse route. Chose plus grave, elles se donnent et donnent l’impression d’apporter une solution sans pourtant réellement traiter le problème en cherchant à réduire significativement leurs émissions. Mon propos n’est pas de dire que toutes les initiatives visant la neutralité carbone sont systématiquement biaisées ou insuffisantes. Cependant, l’absence aujourd’hui d’un cadre normatif encadrant les initiatives se revendiquant neutres en carbone ne permet pas de différencier celles qui relèvent purement et simplement du greenwashing et celles qui vont dans le bon sens. Plutôt que de chercher à tout prix à s’annoncer neutres en carbone, pour suivre la tendance du moment, les organisations feraient mieux de prendre les choses dans le bon sens. C’est-à-dire commencer par faire le bilan carbone le plus complet sur l’ensemble de leur chaîne de valeur et ensuite chercher des leviers de réduction ambitieux… vraiment très ambitieux !
Sarah Bougeard pour Time to Act